jeudi 15 janvier 2009

La ligne

Je parcours la ligne invisible en funambule. Je risque de tomber à tout moment mais je ne sais pas de quel côté. Cela a son importance, je peux tout perdre ou tout gagner suivant de quel côté le vent me pousse. Un ouragan (si c’est un orage) ou une légère bise (si c’est une fille). Mon avenir ne tient qu’à un fil.

Du côté gauche de la ligne si on penche un peu la tête on peut apercevoir les beaux quartier du bon vivre. C’est une ville pour bourgeois, cossue et douillette à souhait. Dans les quartiers du bon vivre vous trouverez tout ce qui fait convenance aux notables : des arbres robustes, des magasins de pipes à tabac, des parcs et des vendeurs de glaces pour les enfants. On s’y promène, comme le veut la coutume, à pied ou à cheval le dimanche. En automobile le reste de la semaine. Les voitures du bon vivre ne polluent pas et brillent car elles ne sont jamais sales. Nul n’a d’ailleurs jamais compris pourquoi les voitures des beaux quartiers n’étaient jamais sales. Il faudra que j’y réfléchisse. Du côté gauche de la ligne les habitants sont bien sûr beaux. Bien habillés, galants, ils peuvent discourir sans efforts sur bon nombre de sujets pour lesquels je n’ai, strictement, aucun avis. Les pronostics pour les courses de l’hippodrome, la couleur de la cravate du président général, les révérences diplomatiques. Dans la ville les caniches habillés dans les plus belles étoffes écossaises promènent leur grand-mère acariâtre sans rechigner. Les hauts parleurs font résonner les mandolines de Vivaldi à chaque coin de rue. Pour veiller à la bonne sécurité du bon vivre, le bourgmestre emploie un nombre impressionnant de gendarmes débonnaires et de miliciens xénophobes. Il paraît que les deux font la paire. De toute façon ni délit, ni infraction, ni crime n’existent au bon vivre.

Du côté droit de la ligne, à perte de vue, les bas-fonds. Cette ville trop réelle n’est faite que de taudis insalubres. On y respire à plein poumon l’odeur acre de l’urine. Depuis longtemps les rats tiennent compagnie aux hères qui, n’ayant d’autres choix, y ont élu domicile. Ceci dit, en cherchant bien, on peut trouver un brin de chaleur et de lumière. Mais ce n’est que le croquemort qui brûle les cadavres trop abondants pour être enterrés au cimetière. On peut louer pour une bouchée de pain rassit, un pied à terre dans les bas-fonds. C’est ce que vous ferez certainement une fois que vous aurez perdu vos dernières exigences. Le mot misère semble trouver sa vraie définition dans cette banlieue noire. Et comme si cela ne suffisait pas, la météorologie est un facteur aggravant ; regardez ces nuages, regardez ces cumulonimbus, mirez ces enclumes prêtes à fondre, lourdes, sur nos têtes : elles déverseront leur flot tumultueux incessant. L’averse après le déluge. Les rats fuiront dans les caniveaux mais les cadavres ne seront plus brûlés : plus assez secs. Est-ce qu’on y gagne au change ? Je vous le demande. Alors tout moisira dans les bas-fonds. Et l’eau croupira comme dans tous ces films où les couteaux de bouchers brillent sous la lumière des pleines lunes. Avec toute cette eau, cette humidité et ce froid incessant, les pneumonies emporteront les derniers enfants trop peu vêtus.

Moi qui vit entre deux mondes, je bas l’air de mes deux bras. Pour ne pas tomber de ma corde, de ma ligne invisible. Pour ne pas avoir à subir ou choisir ma ville de résidence. Car si je frémis de penser aux bas-fonds, j’ai tout aussi peur de finir mes jours dans les quartiers du bon vivre.

Et je pense à tous ceux qui n’ont pas eu le choix, qui sont nés riche ou pauvre. Est-ce qu’ils arrivent de temps en temps à monter sur la ligne invisible ? Est-ce qu’ils peuvent s’élever dans les airs ? Si oui, combien de temps tiendront-ils sur la corde avant de retomber d’un côté ou de l’autre ?

Aucun commentaire: